Albert Cohen : Le livre de ma mère

Ce livre d’un fils est aussi le livre de tous les fils. Chacun de nous y reconnaîtra sa propre mère, sainte sentinelle, courage et bonté, chaleur et regard d’amour. Et tout fils pleurant sa mère disparue y retrouvera les reproches qu’il s’adresse à lui-même lorsqu’il pense à telle circonstance où il s’est montré ingrat, indifférent ou incompréhensif. Regrets ou remords toujours tardifs. « Aucun fils ne sait vraiment que sa mère mourra et tous les fils se fâchent et s’impatientent contre leurs mères, les fous si tôt punis. »

Autobiographie d’Albert Cohen, publié chez Gallimard en 1954. 175 pages.


Les fils ne savent pas que leurs mères sont mortelles.

Je connais Albert Cohen grâce à Belle du seigneur, gros pavé de 1200 pages lu au printemps il y a deux ans. J’avais été marquée par le style d’écriture simple, presque enfantin, très authentique, qui laissait retranscrire de véritables sentiments et émotions. Quand j’ai ouvert Le livre de ma mère, qui est presque dix fois plus court que Belle du seigneur, j’avais de grandes attentes. Le sujet est très intime alors croisé avec les prouesses d’écriture de l’auteur, je m’attendais à quelque chose de grand… Je dois avouer pour commencer que le feu d’artifice n’a pas eu lieu. Je pense que la longueur de ce livre et l’aspect « exposé » m’ont un peu fait passer à côté.

Le livre de ma mère porte admirablement bien son nom. Albert Cohen emporte le lecteur avec lui dans ses souvenirs avec sa mère, teintés de deuil et de regrets puisque celle-ci vient de décéder. Il a honte du mauvais fils qu’il a été parfois, de s’être moqué d’elle et de l’avoir parfois méprisée. Des épisodes du passé s’alternent comme par magie avec des réflexions présentes et des retours sur ces événements. Le tout est très fluide et se laisse lire presque d’une traite.

Il y a deux choses (qui sont liées) que j’ai découvertes dans Belle du seigneur que j’ai vraiment apprécié retrouver dans cet ouvrage-là. La première est le registre d’écriture assez unique de l’auteur. Il détonne énormément de ce qu’on a l’habitude de lire, en ce qu’il est familier, voire même enfantin. Ce style presque oral donne l’impression que l’on n’est pas en train de lire mais bel et bien d’écouter Albert Cohen dans son monologue. La structure en courts chapitres renforce cet aspect, comme s’il reprenait son souffle entre deux phrases. La seconde est le style, extrêmement authentique et terre-à-terre. Je ne sais pas comment expliquer ce que je ressens en lisant – comme si les émotions étaient pures, mises à nu, décortiquées presque. Comme si l’écrivain était doté d’une clairvoyance extrême qui lui permettait de voir au sein même de l’espèce humaine. La longueur totale du livre ne permet certes pas aussi bien d’en saisir la force que dans Belle du seigneur, mais l’effet est toujours là.

Toute seule là-dessous, la pauvre inutile dont on s’est débarrassé dans de la terre, toute seule, et on a eu la gentille pensée de lui mettre dessus une lourde dalle de marbre, un presse-mort, pour être bien sûr qu’elle ne s’en ira pas.

En revanche, comme je vous expliquais au tout début, même si j’ai retrouvé en partie ce que j’espérais dans ce roman, il n’y a pas eu l’effervescence que j’espérais en entamant ma lecture. Je pense notamment que le fait que le livre soit très court m’a empêchée de vraiment m’imprégner du style et qu’au final les phrases ont glissé sur moi de manière plus ou moins indifférenciée. Même si j’ai évidemment été émue par certains passages, je n’ai pas réussi à être imprégnée du texte comme je l’aurais été s’il avait été plus long. Peut-être que je n’ai pas réussi à prendre suffisamment mon temps dans ma lecture et qu’au final je l’ai bâclée. Peut-être que je n’étais pas dans le bon état d’esprit au moment de ma lecture. Une multitude de facteur me font penser que j’aurais pu l’apprécier bien plus et qu’il aurait pu allumer en moi une étincelle. Cela n’a pas été le cas.

Malgré cela, je pense que Le livre de ma mère est d’une importance capitale. On ressent énormément de pitié pour la mère d’Albert Cohen, qui au fil des pages apparaît si fragile et si naïve. On ressent de la colère contre son fils qui lui préfère les filles. Je pense que ce sont les deux objectifs de l’auteur qui a écrit cette œuvre comme pénitence de ne pas avoir dignement aimé sa mère. Il fixe ainsi dans l’histoire de la littérature ce journal de remords écrit au lendemain de son décès – ce côté impudique, j’ai presque envie de dire exhibitionniste est très caractéristique du Livre de ma mère. Ce sont les plus basses, les plus viles de ses erreurs qu’il expose au lecteur. Cela apporte une doublure intéressante au récit.

Pour conclure, ce livre m’a satisfaite même s’il n’a fait que glisser sur moi, ce que je regrette un peu. Je pense qu’il peut plaire, d’autant plus qu’il est court et facile à lire grâce au style minimaliste de l’auteur. Je vous le conseille :

  • Si vous voulez découvrir Albert Cohen mais n’avez pas le courage d’entamer Belle du seigneur (qui pour moi reste une référence, un chef d’oeuvre)
  • Si vous voulez vous plonger dans un roman beau et court sur l’amour d’un fils pour sa mère
  • Si vous appréciez les romans courts et faciles à lire (pour vous sortir d’une panne de lecture, peut-être ? C’est ironique parce qu’après Belle du seigneur je n’avais plus pu lire pendant quelques mois ^^)

Albert Cohen (1895 – 1981) est un auteur d’origine romande dont l’oeuvre est très influencée par ses racines juives.

Emma Becker : La maison

Lu aux éditions J’ai lu – Flammarion, 2019 – Témoignage

« J’ai toujours cru que j’écrivais sur les hommes. Avant de m’apercevoir que je n’écris que sur les femmes. Sur le fait d’en être une. Écrire sur les putes, qui sont payées pour être des femmes, qui sont vraiment des femmes, qui ne sont que ça ; écrire sur la nudité absolue de cette condition, c’est comme examiner mon sexe sous un microscope. Et j’en éprouve la même fascination qu’un laborantin regardant des cellules essentielles à toute forme de vie. »
À 23 ans, Emma Becker décide de rejoindre une maison close berlinoise pour en écrire la vérité – de l’intérieur, à l’intérieur. De chambre en chambre, d’une fille à l’autre, la lecture addictive de La Maison nous entraîne au cœur d’un monde interdit.

Un témoignage important qui ne m’a pas laissée de marbre


J’ai découvert La maison grâce à un séminaire de littérature sur le thème de la prostitution que j’ai suivi en deuxième année d’école d’ingénieurs. Entre un grand nombre d’auteurs masculins (Baudelaire, Cleveland et Fanny Hill, Albert Londres, Houellebecq, et évidemment Zola avec Nana et Maupassant avec Boule de suif, entre autres), s’étaient glissées deux femmes, Grisélidis Réal et Emma Becker. Point commun pas si surprenant entre les deux : elles abordent dans leurs livres un sujet qu’elles ont elles-mêmes expérimenté, puisqu’elles ont été prostituées à une période de leur vie. Cela avait attisé ma curiosité. Après tous ces cours à décortiquer le point de vue d’hommes sur la condition de fille de joie – souvent moraliste, avec une tendance nette à la réification -, il m’a paru d’autant plus intéressant de me pencher sur leur cas. Si Le noir est une couleur de Grisélidis Réal est dans ma liste de vœux (mais pas plus) depuis longtemps, j’ai attendu un an avant d’acheter La maison d’Emma Becker et six mois de plus avant de le lire.

Il y a dans ce roman une dimension essentielle : celle de la curiosité et de la découverte. Car ce n’est pas un quotidien ancien et familier que nous confie l’autrice, mais bel et bien son incursion de deux ans dans les maisons closes berlinoises, initiée comme le lecteur le suppose par l’envie, voire le besoin d’écrire sur les prostituées, « les filles » comme elles sont surnommées tout au long du témoignage. Cette démarche n’est évoquée que partiellement, parfois un peu entre les lignes. Emma Becker parle de deux bordels dans lesquels elle a travaillé : le Manège et la Maison. Ces deux endroits ont la même vocation en principe, mais sont drastiquement différents sur les méthodes utilisées par les patrons. Même si les chapitres sur la Maison sont plus nombreux et souvent plus étoffés, ces deux univers opposés et pourtant si semblables apportent au livre une dimension de diptyque assez intéressante.

Soyons au clair dès maintenant : ce livre est clairement un livre engagé, pour une légalisation des maisons closes. Pour autant, il ne cherche pas réellement à plaider sa cause ; ce n’est pas son objectif. La démarche d’écrivain d’Emma Becker la soumet à un pacte de sincérité entre elle et son lecteur. C’est ainsi qu’elle dépeint un catalogue d’expériences, plaisantes comme déplaisantes. L’atmosphère glaciale et violente, doublée de règlements de compte et de trafic de drogue, qui règne au Manège, montre l’exploitation et la réduction au stade d’objet oisif des prostituées. Au contraire, la Maison apparaît comme un havre de paix chaleureux où la sororité règne en maître. La différence entre ces deux lieux ? Le premier est administré par un homme, aux airs de mafieux de surcroît, tandis que le deuxième est administré par une ancienne « fille ». Cette nuance met en valeur une notion importante : ce sont les concerné.es qui savent le mieux comment cela fonctionne et comment garantir un minimum de bien-être aux employées. Je tiens à souligner qu’il n’y a aucun misérabilisme dans le livre ; jamais Emma Becker ne se plaint. Cela renforce à mon sens la portée des descriptions, parfois glaçantes, de son passage dans les maisons.

Je parle d’un monde où les putes pouvaient choisir d’être des princesses, des elfes, des fées, des sirènes, des petites filles, des femmes fatales. Je parle d’une maison qui prenait les dimensions d’un palais, les douceurs d’un havre. Maintenant le reste du monde, pour les filles, c’est un abattoir.

Et puis, cela sort de la bouche d’une concerné.e, qui n’a certes pas exercé ce métier par dépit et en a donc une vision biaisée, mais qui reste à prendre au pied de la lettre. En fait, plus que de la légalisation de la prostitution, il est question de la sécurité des travailleuses. A plusieurs reprises, Emma Becker compare habilement une fille du trottoir à une fille de maison. La première est à la merci de tous les dangers là où la seconde a un minimum de garantie de protection (qui lui-même varie en fonction des maisons comme évoqué précédemment).

Il me paraissait important d’évoquer la portée engagée de ce livre et d’en exposer les thèses principales. Si je l’ai lu principalement pour cela, je me dois d’évoquer également ses qualités littéraires, qui sont nombreuses ! En plus d’être une enquêtrice qui se veut honnête et nuancée, Emma Becker réussit à servir son propos d’une écriture fluide et facile à lire. Les chapitres courts, dans un ordre pas forcément chronologique, empruntant divers points de vue, sont rythmés et gardent le lecteur en haleine alors qu’il n’y a strictement aucun suspense ou aucun enjeu, la fin étant annoncée dès le début. L’édition de poche que j’ai lue fait près de 400 pages et pourtant je ne me suis pas ennuyée une seconde, mue par une curiosité infaillible que l’autrice réussit à entretenir avec brio.

Une caractéristique qui démarque l’aspect littéraire de La Maison de la plupart des livres que je lis, c’est l’omniprésence des cinq sens. Plus que de se contenter de raconter ce qu’elle voit et ce qu’elle vit, Emma Becker s’efforce de décrire les odeurs, les sons et les textures. Le lecteur est donc facilement plongé dans l’atmosphère si particulière des bordels berlinois et réussit presque à en sentir le parfum capiteux ! Cet aspect est un vrai plus qui permet notamment de démarquer le Manège de la Maison tout en gardant le lecteur immergé dans le récit.

Les deux thèmes important sont celui, naturellement, des relations avec les hommes mais aussi et surtout des relations entre les femmes. Les relations avec les hommes se résument comme on peut s’y attendre à des scènes de sexe très crues (ce qui fait que ce livre n’est pas à mettre entre toutes les mains). Rarement plus. Les portraits qu’Emma Becker en fait sont rarement très positifs et elle dépeint surtout les amoureux transis et les benêts. Quelques explosions passionnelles par-ci par-là nuancent cette vision qui demeure presque négative, ou tout du moins qui réduit les hommes à leur physique, leurs grossiers traits de caractère – ils n’ont pour la plupart pas de nom (ça vous dit quelque chose ? Certaines femmes dans des récits d’hommes peut-être ?). Les relations entre les femmes, et plus particulièrement entre les prostituées exerçant dans la même maison, est quand à lui plus développé. La douceur et la bienveillance qui domine ces interactions contraste énormément avec les relations avec les hommes. Cela témoigne d’un female gaze (vision féminine) très assumé qui fait énormément de bien lors de la lecture et qui, je pense, est au centre du récit.

Pour conclure, je pense que ce livre très bon mais aussi très engagé, sincère et authentique est très intéressant pour apporter une certains vision de la prostitution. Il reste à compléter avec d’autres récits. Je vous le conseille si :

  • Vous êtes curieux.se sur le thème et que vous cherchez une manière de l’aborder facilement
  • Vous cherchez un récit de femme sur les femmes
  • Vous avez envie de lire un récit engagé mais nuancé

Emma Becker est l’autrice de 4 romans (Mr, Alice, La maison & L’inconduite) qui sont largement inspirés de ses relations.

Plus d’infos sur le female gaze

Plus d’infos sur la prostitution en Allemagne

Annie Ernaux : Mémoire de fille

2016 – Gallimard

L’auteur évoque l’été 1958 et sa première nuit avec un homme, passée dans une colonie dans l’Orne. Elle raconte l’onde de choc provoquée par ce moment et interroge la fille qu’elle a été en allant et venant dans l’écriture d’hier et d’aujourd’hui.

Mémoire de fille en trois mots : Ernesque, corps, mémoire

Note : 4 sur 5.

Bonjour à toustes, j’espère que vous vous portez bien. Je viens aujourd’hui pour vous parler pour la troisième fois d’affilée d’Annie Ernaux. Les lecteurs sont comme les peintres, ils ont des périodes. Eh bien, moi, je suis dans ma période Annie Ernaux. Au travers de L’Evénement et Les Années, je suis tombée amoureuse de sa manière d’écrire sa propre vie et sa manière de lier son passé à son présent. Mémoire de fille est un livre que je qualifierai « d’Ernesque » tant il est dans cette continuité-là.

Cette fois-ci, c’est autour du dix-huitième anniversaire de l’autrice que nous sommes propulsés. Monitrice dans une colonie de vacances pour enfants difficiles, elle est pour la première fois confrontée à une liberté qui lui était interdite jusqu’alors par sa mère un poil trop protectrice. Ignorant les codes sociaux comme elle l’explique si bien elle-même, Annie Duchesne s’insère difficilement dans la communauté des autres moniteurs, si libres et si… adultes alors que sa seule vision du monde extérieur est celle qu’elle a appris dans les livres. C’est dans ce contexte, qui m’a mise mal à l’aise tellement Annie croit faire bien et fait mal, qu’elle connaît sa première expérience sexuelle. Mais comment comprendre la notion alors implicite de coup d’un soir quand on n’a lu que des coups de foudre ?

Comment sommes-nous présents dans l’existence des autres, leur mémoire, leurs façons d’être, leurs actes même ? Disproportion inouïe entre l’influence sur ma vie de deux nuits avec cet homme et le néant de ma présence dans la sienne.

J’ai été quelque peu étonnée par la naïveté que décrit alors l’Annie écrivaine que nous connaissons, elle qui s’est tant engagée, et qui a écrit de si grands livres. Comment a-t-elle pu être, à un âge qui peut paraître avancé de 18 ans, aussi candide ? D’ailleurs, on ressent une pointe de gêne de la part de l’Annie qui écrit et qui ne peut qualifier la jeune femme qu’elle a été de « la fille de 58 ». Cela ajoute au malaise en creusant une distance insurmontable entre lecteur et protagoniste, protagoniste et autrice, autrice et souvenirs. Comme j’ai déjà pu le remarquer dans un autre de ses romans, Les Années, elle ne dit jamais « je » pour parler de ses souvenirs. Toujours « elle ». Jamais d’implication, toujours de la distance.

Il est toujours admirable d’être témoin de la manière dont Annie Ernaux passe au crible ses souvenirs, s’appuyant explicitement sur des extraits de ses journaux. On aperçoit entre les lignes le doute instauré par la mémoire qui joue des tours, mais en même temps l’acuité avec laquelle elle cherche à analyser ses sentiments d’alors et les répercussions dans sa vie de maintenant. En faisant continuellement des parallèles entre passé et présent, elle construit ainsi un miroir dans lequel la vieille Annie se reflète à la jeune. L’anecdote finalement très intime de sa première fois, qui pourra peut-être faire écho à l’expérience du lecteur, est l’ouverture d’une porte vers un pan de sa vie. Je trouve particulièrement intéressant l’idée que certains des livres d’Annie Ernaux se lisent comme une saga, puisque L’Evénement est construit sur le même principe et traite seulement d’une autre partie de sa vie.

J’ai commencé à faire de moi-même un être littéraire, quelqu’un qui vit les choses comme si elles devaient être écrites un jour

J’aimerais avant de terminer soulever un dernier point sur ce roman. Malgré tout ce que j’ai pu vous dire jusqu’ici, Mémoire de fille n’est pas vraiment marquant. Même s’il tire sur une corde qui parlera à la plupart de ses lecteurs, qu’il dépeint des protagonistes qu’on pourrait retrouver dans la vraie vie (la naïveté de la jeune Annie fera frissonner ceux qui n’étaient pas très dégourdis plus jeunes), je pense qu’il n’est pas mémorable comme l’est L’Evénement alors qu’il est fait peu ou prou du même bois. Peut-être le roman est-il trop court et la jeune Annie trop empruntée pour qu’on s’y reconnaisse vraiment pleinement. Même si l’autrice elle-même considère ce roman comme la brique manquante de son œuvre, j’avoue qu’il a manqué un charme que j’avais trouvé dans ses autres livres.

C’est donc ainsi que je clos, bien que temporairement, cet arc Ernaux de ma vie. Mémoire de fille, que j’ai trouvé certes un peu moins bon que L’Evénement et Les Années, dépeint une période de la vie de l’autrice qui apparaît comme un point de départ. Je me ferai un plaisir de lire ses autres romans connus tels que La Place ou La femme gelée.


Annie Ernaux, prix Nobel de littérature 2022, est l’autrice de nombreux romans autobiographiques à portée ethnographique, comme Les années ou La Place. Elle est notamment connue pour ses prises de position orientées à gauche.

Annie Ernaux : Les années

2008 – Gallimard

« La photo en noir et blanc d’une petite fille en maillot de bain foncé, sur une plage de galets. En fond, des falaises. Elle est assise sur un rocher plat, ses jambes robustes étendues bien droites devant elle, les bras en appui sur le rocher, les yeux fermés, la tête légèrement penchée, souriant. Une épaisse natte brune ramenée par-devant, l’autre laissée dans le dos. Tout révèle le désir de poser comme les stars dans Cinémonde ou la publicité d’Ambre Solaire, d’échapper à son corps humiliant et sans importance de petite fille. Au dos : août 1949, Sotteville-sur-Mer. » Au travers de photos et de souvenirs laissés par les événements, les mots et les choses, Annie Ernaux nous fait ressentir le passage des années, de l’après-guerre à aujourd’hui. En même temps, elle inscrit l’existence dans une forme nouvelle d’autobiographie, impersonnelle et collective.

Les Années en trois mots : temps qui passe

Note : 5 sur 5.
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Annie Ernaux : L’Evénement

Gallimard, 2000 – Autobiographie

« Depuis des années, je tourne autour de cet événement de ma vie. Lire dans un roman le récit d’un avortement me plonge dans un saisissement sans images ni pensées, comme si les mots se changeaient instantanément en sensation violente. De la même façon, entendre par hasard La javanaise, J’ai la mémoire qui flanche, n’importe quelle chanson qui m’a accompagnée durant cette période, me bouleverse. »

L’Evénement en trois mots : avortement, mémoire, hommage

Note : 5 sur 5.

Octobre 2022, Stockholm : Annie Ernaux est consacrée prix Nobel de littérature. A l’instant même, je regrette déjà de ne l’avoir encore jamais lue – combien de fois a-t-on cité L’Evénement, Les années et La Place comme des chefs d’œuvre de la littérature ? Combien de fois a-t-on qualifié Ernaux d’autrice profondément féministe, quitte à l’ériger en icône ? Je la connaissais si bien de nom que je n’ai jamais pris le temps de me pencher sur ses écrits. L’Evénement est le premier de ses livres que je lis, et j’avoue que j’aurais aimé la découvrir plus tôt. Ce roman m’a profondément bouleversée.

Avant de démarrer ma lecture, je me rappelle avoir eu une conversation avec un camarade de classe, qui, me voyant avec ce livre à la main, me demande : « c’est le premier de ses livres que tu lis ? Je te conseille de ne pas commencer avec celui-ci, lis plutôt Les années, L’Evénement est vraiment dur à lire… ». J’ai décidé de ne pas l’écouter mais je comprends désormais ce qu’il voulait dire. C’est un roman à lire sous un plaid avec une bonne tisane et un paquet de mouchoir, surtout en tant que femme.

Le plus dur dans ce roman, c’est le thème : l’avortement à l’époque où ce n’était pas l’égal. L’autrice nous dépeint l’époque où la contraception n’était pas aussi accessible qu’aujourd’hui et qu’on attendait chaque mois ses règles avec impatience. L’Evénement est une autobiographie : étudiante, Annie Ernaux se retrouve enceinte. Dès le départ, elle considère ce qui grandit dans son ventre comme un véritable parasite, et cherche à s’en débarrasser.

Ce qui a été très prégnant lors de ma lecture, c’est la manière dont tout est raconté, sous forme d’une sorte de journal intime, sans pudeur et sans pathos. Nous aurons l’occasion d’en reparler dans un autre article qui arrive bientôt mais c’est là tout le propre d’Annie Ernaux : elle ne s’encombre pas d’envolées lyriques ou de grandes phrases larmoyantes ; j’irai même jusqu’à qualifier son écriture de plate. Paradoxalement, c’est exactement ce qui fait la force de son écrit : elle aligne les coups de poing dans le ventre de ses lecteurs, crûment, sans état d’âme. Une grande partie de ce que L’Evénement a à dire réside dans le non-dit, dans ce dont l’autrice ne parle pas mais qu’on sait qu’elle a vécu.

Et, comme d’habitude, il était impossible de déterminer si l’avortement était interdit parce que c’était mal, ou si c’était mal parce que c’était interdit. On jugeait par rapport à la loi, on ne jugeait pas la loi.

Finalement, l’autrice livre ici un véritable manifeste pour le droit à l’avortement. Son vécu de femme ressemble à celui de milliers d’autres à la même époque. Dans L’événement, elle raconte son parcours du combattant, la réaction de son entourage, le mépris des docteurs.

Ce que crie Annie Ernaux de son ton clinique qui cherche presque à disséquer l’événement, c’est que quoi qu’il en soit, une femme qui veut avorter bravera les interdits. La distance qu’elle semble prendre est pourtant la manière la plus pure de militer. Tout apparaît de façon logique dans la tête de l’autrice encore jeune ; logique et non négociable. C’est sans hésiter qu’elle fait appel à une connaissance de connaissance pour la guider vers cette faiseuse d’ange qui la fera avorter sur une table de cuisine. Elle se sentira comme « une bête », mais sera par la suite libérée de son poids. Par ses procédés, Ernaux met cruellement en valeur l’aspect inhumain des avortements clandestins tels qu’ils étaient pratiqués dans les années 60. Et je vous jure, comme je vous le disais au début de cet article, soyez dans un environnement confortable en lisant. L’écriture de l’autrice est absolument glaçante et, même si vous êtes comme moi un roc en lisant, il vous touchera au plus profond de vos entrailles.

Il faut que vous lisiez ce livre, ne serait-ce que pour avoir une synthèse de l’œuvre de l’autrice et une raison de plus de se battre pour ce droit fondamental qu’est l’avortement. Même s’il est en passe d’être constitutionnalisé en France, il n’y a qu’à jeter un œil outre-Atlantique pour rapidement déchanter. Ernaux l’exprime, avec sa manière bien à elle de remuer les entrailles du lecteur : une femme qui veut avorter avortera, même sur la table de la cuisine d’une faiseuse d’anges.

Lecture complémentaire : La Cause des femmes de Gisèle Halimi, où la célèbre avocate des procès de Bobigny raconte son vécu de femme avortée clandestinement et enceinte dans le monde des grands tribunaux. Poignant.


Annie Ernaux, prix Nobel 2022, est l’autrice de nombreux romans autobiographiques à portée ethnographique, comme Les années ou La Place. Elle est notamment connue pour ses prises de position orientées à gauche.