Marguerite Duras : Un barrage contre le Pacifique

D’une facture romanesque relativement classique, l’ancrage des personnages de ce roman dans le réel préfigure cependant cette « écriture de l’indicible » qui marquera plus tard la singularité de l’écrivain. Un barrage contre le Pacifique inaugure une série de romans d’inspiration autobiographique ayant pour cadre le Vietnam. Le récit s’articule autour du personnage de la mère, une femme qui, dans sa lutte contre la misère, brave à s’en rendre folle les obstacles infranchissables qui se présentent à elle. À l’image du titre, les ambitions, aussi nobles soient-elles, ne peuvent être que démesurées et toute tentative s’avère inéluctablement vouée à l’échec. Lorsque tout finit par être rongé, sali, violé, c’est aller au-delà de la souffrance, au-delà du pathétique. Car la douleur est sans fond, la perte est définitive, aucune trace de compassion dans ce roman de l’irrémédiable. Une oeuvre qui n’émeut pas mais qui bouleverse, parce qu’elle exprime le réel à l’état brut dans la trivialité de la concupiscence, dans la perte de toute émotion, dans l’acharnement à vouloir survivre malgré les autres.

Roman classique de Marguerite Duras publié en 1950 chez Gallimard.

On ne pouvait pas lui en vouloir. Elle avait aimé démesurément la vie et c’était son espérance infatigable, incurable, qui en avait fait ce qu’elle était devenue, une désespérée de la vie même.

Si vous me suivez depuis suffisamment longtemps, vous ne pouvez pas avoir loupé mon article sur L’amant de Marguerite Duras, qui avait été un bouleversement de magnificence pour moi. J’avais été sincèrement marquée par cette lecture, si bien que j’avais très hâte d’entamer Un Barrage contre le Pacifique (anecdote : c’était le livre sur lequel portait mon bac de français !). Finalement, même si cette lecture m’a franchement moins marquée, j’en garde une image plutôt positive.

Dans un premier temps, je commence par un disclamer qui me semble utile : Marguerite Duras, soit on l’adore, soit on la déteste. Il y a quelque chose dans son écrit, un côté brut, sans ambages, qui me touche énormément mais qui peut faire fuir les lecteurices. Voici un extrait de commentaire négatif que j’ai pu recueillir : « Je n’ai absolument pas aimé. Il n’y avait pas d’histoire. Les personnages principaux sont détestables, même leur misère ne fait pas ressentir de pitié. Les scènes sont ennuyantes et vulgaires. Il n’y pas de morale ou d’intérêt tout simplement ! Je me suis vraiment forcée pour continuer et finir. » Il est difficile pour moi d’adhérer à ces propos tellement je suis en désaccord avec ce qu’ils expriment.

1. « Il n’y a pas d’histoire. » Au sens conventionnel du terme (c’est à dire celui que l’on apprend en cours de français : situation initiale – perturbation – péripétie, etc etc), non, il n’y a pas d’histoire, c’est vrai. En tous cas, il est vrai que le récit n’est pas linéaire. On suit la vie d’une famille française installée dans l’Indochine coloniale qui vit dans la misère la plus absolue : obligée de manger de l’échassier à tous les repas, avec les vers du toit qui leur tombent dans l’assiette. La construction du roman se fait autour de l’idée que la misère vous colle à la peau et que la moindre tentative pour en sortir est vouée à l’échec. Lorsque la mère de Suzanne entre en possession d’un diamant, il devient impossible pour elle de le vendre, alors que l’argent qu’elle en tirerait servirait à payer ses dettes. L’ironie de cette situation porte le récit. Mais je pense, en effet, que ce que l’histoire raconte n’est pas le grand intérêt du livre.

2. « Les personnages principaux sont détestables, même leur misère ne fait pas ressentir de pitié. » Peut-être que la clé est là : les personnages ne sont pas là pour nous faire ressentir de la pitié. Au contraire, leur histoire sordide évoque chez lae lecteurice le dégoût, la haine et même une sorte de honte : on a honte de la mère qui perd peu à peu les pédales. Le personnage de Suzanne, la narratrice, est attachant : on a envie de lui dire de s’en aller, de s’enfuir avec M. Jo qui la courtise, et d’abandonner sa famille vouée à la misère la plus absolue. Son frère Joseph évoque une haine sourde mais incarne aussi la fuite, la recherche d’un monde meilleur que l’on peine à apercevoir dans les méandres du roman. Bref, les personnages principaux sont détestables, mais chacun exprime une idée différente : la mère est celle qui reste cloîtrée dans la misère, qui est trop habituée à l’obscurité pour chercher à voir la lumière ; Joseph est celui qui palme un peu du fond de son étang pour remonter vers la surface mais qui est empêtré dans les algues ; quant à Suzanne, elle est un peu entre les deux.

C’est pas que je l’empêche de coucher avec qui elle veut mais vous, si vous voulez coucher avec elle, faut l’épouser. C’est notre façon à nous de vous dire merde.

3. « Les scènes sont ennuyantes et vulgaires. » Oui. C’est vrai. Les scènes sont ennuyeuses pour mimer l’ennui qui rythme les vies de la famille. Les esprits des protagonistes sont relativement étriqués. La mère de Suzanne ne pense qu’à l’argent, l’argent que peut lui ramener le diamant de M. Jo. Suzanne semble être un être de vent et de vide, suivant les volontés de sa mère et l’opprobre de son frère. Oui, il y a de la vulgarité. Mais je trouve que tous ces aspects, qui, individuellement, peuvent nous faire grincer des dents, participent à l’atmosphère général du livre : une atmosphère bizarre, lugubre, crasseuse. C’est un livre qui traîne avec lui littéralement toute la misère du monde. Et pour cela, je trouve que Marguerite Duras est vraiment une autrice géniale. En ouvrant ce livre, vous serez vraiment transportés en Indochine et le lieu vous engluera jusqu’aux hanches, et ne vous laissera sortir que lorsque vous aurez le fin mot de cette famille que l’on dirait maudite. Je vous conseille le voyage, il vaut le coup.


Marguerite Duras, de son vrai nom Marguerite Donnadieu, a connu un succès immense avec son roman L’amant, prix Goncourt en 1984. Elle est connue pour son écriture déstructurée.

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